19.
L’agent de police avait un revolver mais y nous a pas tués. Il était gentil, comme agent de police et il aimait les enfants, mais il a dit que c’était dangereux de conduire à l’intérieur d’un magasin. Il a téléphoné à la mère de Jessica mais elle n’était pas chez elle et puis il a appelé chez moi mais il a eu Jeffrey qui a dit que ce n’était pas le bon numéro. Alors l’agent de police nous a dit qu’on pouvait y aller à condition de promettre de rentrer tout droit chez nous, et quand on est parti j’ai entendu le plus vieux des monsieurs en costume dire : « Comment, c’est tout ? Vous les laissez filer comme ça ? » et l’agent de police a dit : « On dirait que vous n’avez jamais eu leur âge. »
Le ciel était complet, c’est-à-dire qu’il était tout barbouillé et qu’il pleuvait. (Quand je rentre tout barbouillé et mouillé pasque je m’ai battu, manman dit toujours « c’est complet ».) Les rues étaient luisantes de pluie et on voyait fumer son haleine. On est rentré.
Je suivais Jessica pour pouvoir la regarder. On est passé devant Maxwell sur l’autre trottoir. La grosse pendule de la banque disait 4 heures.
On ne parlait plus. On a été coi pendant tout le chemin jusque chez Jessica. Dans l’allée de sa maison, y avait deux voitures, un break et une petite auto. Je savais que la petite était celle de son père. Jessica a ouvert la petite porte, sur le côté de la maison et elle est entrée mais moi je ne voulais pas. J’ai attendu dehors qu’elle me dise d’entrer. Puis je suis entré quand elle me l’a dit.
Toutes les lumières étaient éteintes, il n’y avait personne à la maison, pas même de bêtes. Jessica a enlevé le manteau de ma manman mais j’ai gardé le mien. Il y avait quelqu’un dans la poche, Câlinot le Singe, il dormait. Jessica a traversé le vestibule pour aller dans la salle de séjour. Elle ne disait rien. Elle s’est assise sur le sofa de côté et elle a posé ses pieds dessus, laissant des marques sombres d’humidité. (Mais on ne doit pas mettre ses pieds sur les meubles, ça les fiche en l’air dit ma manman et après y faut les donner aux pauvres. Une fois mon grand-père a vendu toutes les chaises de la maison sans le dire à personne. Un monsieur est venu et il était en train de les charger dans un camion quand manman est arrivée. Elle l’a engueulé. Elle disait : « Mais vous savez bien que c’est un vieux monsieur, à plus de quatre-vingts ans, vous croyez qu’il connaît encore la valeur du mobilier ? »)
Debout dans le vestibule, je regardais Jessica. Dans un coin de la salle de séjour, il y avait une grande horloge. La Capitaine Kangourou en a une qui danse, mais celle de Jessica ne dansait pas. Elle n’avait même pas de façade. Rien qu’un truc dans le bas qui allait et venait, allait et venait.
Près du sofa y avait une table pleine de napperons et de bibelots. Jessica regardait par la fenêtre qui était dans son dos et sautait d’un pied sur l’autre.
Dehors la lune était sortie. En musique on avait appris une chanson :
Au clair de la lune
Mon ami Pierrot
Prête-moi ta plume
Pour écrire un mot
Ma chandelle est morte
Je n’ai plus de feu
Ouvre-moi ta porte
Pour l’amour de Dieu.
Au clair de la lune
On n’y voit qu’un peu
On chercha la plume
On chercha du feu
En cherchant de la sorte
Je ne sais c’qu’on trouva
Mais je sais que la porte
Sur eux se ferma.
— Est-ce que tu la vois, toi la tête du monsieur qui vit dans la lune ? que j’ai demandé.
Les nuages passaient sur la lune et ils la faisaient apparaître et disparaître. Une fois que j’étais sur notre perron en train de regarder la lune, ma manman était venue et elle avait essayé de me faire voir la figure du monsieur qui vit dans la lune. Mais j’ai pas pu le voir. J’ai jamais pu le voir.
Jessica ne disait rien. Je m’ai assis sur le sofa. Dehors la pluie s’est arrêtée. Au bord du ciel c’était rouge. Dans la maison tout était marron. En hiver il fait noir très tôt et l’on retarde les pendules. Le ciel c’est où Dieu habite, je lui ai adressé mes prières à cette adresse. Dans le ciel. J’ai prié pour que le père de Jessica soit pas mort mais Dieu m’a pas écouté. Quand j’étais petit, je croyais que la nuit c’était quand les nuages cachaient le ciel.
— T’as mouillé le sofa, j’ai dit à Jessica.
Elle m’a regardé et elle a dit :
— Quand mon papa est mort, maman a recouvert de draps tous les sièges pour que les gens renversent rien dessus. Elle les a découverts hier seulement. Elle a dit que c’était le moment d’arrêter d’être triste mais elle a pleuré toute la nuit.
Jessica a regardé là où elle avait mouillé et elle a dit :
— Elle aurait mieux fait de laisser le drap.
J’ai regardé par la fenêtre, j’ai posé mon nez contre la vitre et j’ai soufflé des lunettes. J’ai dit :
— T’as vu, Jessica, des lunettes.
Mais elle regardait autre chose, près de l’escalier, pendu à la rampe, un sac à main.
De l’autre côté de la rue, une lumière s’est allumée. Il faisait de plus en plus noir dehors. J’ai cherché la lune mais elle avait disparu. Un chien est passé sur le trottoir, un monsieur le promenait. Un avion est passé là-haut, le bruit était derrière lui. Quelque part dans les maisons, plus loin dans la rue, quelqu’un a crié « Faut que je déplace la voiture ! » et Jessica s’est levée pour aller dans l’entrée et elle a regardé le sac en disant :
— C’est le sac de ma mère.
Et puis elle a regardé vers le haut de l’escalier. Et puis elle s’est mise à monter l’escalier.
Je suis resté assis sur le sofa. Il y avait une bougie sur le napperon sur la table mais elle était éteinte, pas allumée. Le réfrigérateur bourdonnait dans la cuisine. L’horloge a sonné cinq fois. Et dehors le ciel est devenu bleu sombre sans étoiles. J’ai croisé les mains sur mes genoux et j’ai attendu, assis bien droit, comme il faut, mais Jessica ne revenait pas.
Je m’ai levé. Je suis allé dans l’entrée. Ça sentait comme Jessica. J’ai regardé le sac à main.
J’ai écouté. Y avait pas de bruit. J’ai posé le pied sur la première marche. Y avait un tapis dessus. Je m’ai retrouvé dans l’escalier.
J’ai commencé à monter les marches. Quand j’ai été en haut, j’ai regardé de tous les côtés. Je voyais à peine. J’ai attendu que mes yeux s’habituent. Y avait une salle de bains. À côté y avait une chambre à coucher avec un grand lit pour deux personnes. À côté y avait un placard. Je l’ai ouvert, y avait des draps et des serviettes. Alors j’ai regardé vers le bout du couloir. J’ai vu qu’il y avait une autre chambre, la porte était ouverte et Jessica était dedans, assise de côté sur son lit, en train de regarder par la fenêtre, les pieds pendant au bord du lit.
J’ai été jusqu’au seuil de sa chambre et je m’ai arrêté. Elle m’avait pas entendu. Je suis resté à la regarder sans rien dire. Sa figure était éclairée par une lampe à l’extérieur et ses yeux avaient des diamants dedans. J’attendais, j’attendais sans bouger, et alors elle s’est mise à chanter une petite chanson :
Koukaberra perché
Dans le vieux caoutchouc
Roi de la brousse
Roi de la brousse
Ris Koukaberra
Ris grand roi
Chante ta joie.
Moi j’écoutais. Je regardais ses lèvres s’ouvrir et se fermer s’ouvrir et se fermer. Elle était appuyée contre trois coussins. Un rose, un à carreaux et un blanc comme un oreiller. Ses pieds se balançaient au bord du lit. Je regardais.
Dans un coin de la chambre y avait un cheval de bois qui était une chaise, en fait. À son plafond pendait une lampe avec des clowns sur l’abat-jour et, accroché au mur au-dessus de son lit, y avait Jerry le Pantin.
Jessica a repoussé ses chaussures et elles sont tombées par terre. Elle avait toujours ses bas de laine roulés aux genoux, tout lisses et tout doux. Et puis elle a dit quelque chose.
— Peter Pan est une fille.
Elle regardait encore par la fenêtre.
— On l’a fait ressembler à un garçon mais c’est une fille, on lui a simplement coupé les cheveux très court et on lui a fait porter un soutien-gorge très serré.
(J’avais vu ça aussi, à la télévision, et ça m’avait donné envie de voler alors j’avais demandé à mon papa de téléphoner à la chaîne pour demander comment ils faisaient, mais Jeffrey m’a dit qu’il avait fait semblant, qu’y avait personne au bout du fil et que mon papa m’avait menti.)
— Je suis pas assez grande pour porter un soutien- gorge, a dit Jessica, mais j’en ai un, ma maman me l’a donné, pour plus tard.
Elle est allée dans son pacard pour le prendre. Elle me l’a montré, ça m’a fait drôle. C’était pas bien. Normalement je dois pas les regarder. Mais alors j’ai fait un truc. Je l’ai pris et je me l’ai mis, seulement dans le dos.
— Regarde, Jessica, j’ai dit, je suis un chameau.
Je m’attendais pas à son rire. Elle a ri comme je l’avais jamais entendue rire avant. C’était comme si elle chantait. Je m’ai mis le soutien-gorge sur la tête et je m’ai mis à sauter dans tous les sens et elle a encore ri et je l’ai mis sur ma figure et elle est tombée sur son lit tellement qu’elle riait.
— Toc, toc ! j’ai dit. (C’était une blague.)
— Qui est là ?
— Bouhou !
— Bouhou qui ?
— Oh, y a pas de quoi pleurer, je lui ai dit.
Jessica m’a regardé.
— Mais je ne pleure pas.
— Non, tu vois. Y a pas de quoi pleurer.
— Je pleure pas, Gil (elle avait arrêté de rire).
— Non, pasque c’est une blague.
— Quoi donc ?
Elle s’est remise à regarder par la fenêtre pasqu’elle avait pas compris ma blague.
— Jessica, c’est une blague, j’ai dit.
Mais elle voulait plus se retourner. J’ai regardé son dos, il faisait des petits sauts, elle pleurait.
— Jessica.
J’ai simplement dit son nom mais elle a posé sa tête sur le lit et ses épaules ont commencé à monter et à descendre, monter et descendre. Je savais pas quoi faire alors je m’ai approché du lit.
J’ai essayé de lui montrer un tour de magie, on dirait qu’on enlève son propre pouce, mais elle voulait pas regarder.
— On pourrait jouer à faire semblant, Jessica. Quelque chose. Pour que tu soyes pas triste.
— Non, elle a dit. C’est des trucs pour les petits. Je veux plus être petite. Je déteste ça.
Elle s’est mise à frapper son lit en répétant :
— Je déteste ça, je déteste ça !
Et elle frappait son lit, et elle criait de plus en plus fort et y avait quelque chose comme une bête dans sa voix, elle faisait du bruit comme un animal.
— Je veux plus être petite, j’en ai assez, assez, assez !
Et puis elle a caché sa tête dans son bras et elle a pleuré, pleuré, pleuré, appuyée sur son lit.
Je savais pas quoi faire. J’étais là à la regarder et j’étais en colère. Pasque je suis petit moi aussi. Et pasque j’en avais assez et je détestais ça moi aussi.
Ma manman m’avait dit qu’un jour quand je serais grand j’aimerais quelqu’un et ça voudrait dire que j’essayerais d’empêcher tout le monde de lui faire du mal. J’avais cru que c’était Shrubs. Mais non. C’était Jessica.
Je m’ai assis sur le lit près d’elle et j’ai posé ma main sur ses cheveux sur un des rubans, et j’ai tiré sur le bout d’un ruban qui s’est défait et puis qui est tombé sur le lit. Et puis l’autre. Je l’ai tenu dans ma main. Et puis je l’ai posé contre ma joue pasqu’il était douceur. Comme Jessica.
Quand elle a levé les yeux pour me regarder, elle avait les cheveux dans la figure. Je les ai repoussés avec ma main et ils étaient humides eux aussi, mais pas de la pluie du dehors, de larmes. J’ai cueilli une larme au bout de mon doigt et je l’ai mise dans mes yeux.
J’ai mis mes bras autour de Jessica comme fait mon papa quand je pleure et j’ai fait comme ça, comme il fait, une sorte de caresse, derrière sa tête. Elle a roulé sur le côté et s’est appuyée contre moi. C’était chaud. J’ai enlevé mon blouson et quelqu’un est tombé sur le lit. Câlinot le Singe. Je l’ai posé sur le rebord de la fenêtre, tourné vers l’extérieur, pour qu’il monte la garde sur Jessica Renton et sur moi.
Et puis je l’ai regardée qui pleurait et j’ai dit quelque chose très, très doucement :
— Je laisserai personne te faire du mal. Personne. Et je vais faire en sorte qu’on soyent plus des petits.
Alors elle a levé la tête pour me regarder avec ses yeux qui sont géants, verts avec des petits morceaux marron dedans et elle est retombée sur moi, sur mon ventre avec sa tête, et je l’ai tirée bien serrée contre moi et ça faisait chaud sur moi. Dehors j’ai vu qu’il commençait à neiger et Câlinot le Singe regardait ça et le vent mais nous on avait bien chaud à l’intérieur. Et tout d’un coup il est arrivé quelque chose. J’ai vu les réverbères s’allumer. Ils se sont allumés et ont répandu sur nous leur lumière. Jessica a posé sa figure contre mon ventre et elle a dit :
— Tu es mon ami.
Et il y avait des diamants dans ses yeux.
J’ai posé mon menton sur ses cheveux et elle a levé la tête et posé sa figure contre la mienne, c’était doux comme Pougnougnou, et elle a posé sa bouche sur ma figure, elle a tiré sur ma chemise. Elle a roulé sur elle-même et sa robe est passée par-dessus ses bras qui étaient autour de moi et elle s’est laissée aller sur le lit et elle m’a tiré sur elle et j’ai senti ses mains dans mes poches. Elles poussaient sur mes jambes, sur moi. J’ai senti l’avion et son élastique qu’on remontait, de plus en plus serré, de plus en plus serré sous mon ventre. Jessica tenait mon derrière et elle le faisait monter et descendre, monter et descendre Devant elle, là où je la sentais, elle avait comme un petit derrière qui était doux comme un baiser. Et tout d’un coup j’ai entendu un bruit, qui venait de très loin, et se rapprochait de la maison de Jessica. Ça courait le long de Seven Mile Road. Des sabots. Un cheval qui galopait monté par personne. Blacky. Le bruit devenait de plus en plus fort. Il passait devant tous les magasins. Et puis j’ai entendu encore autre chose, un vélo avec des cartes dans les rayons, à côté de Blacky, monté par personne lui non plus, qui venait me chercher, son bruit de plus en plus fort, de plus en plus. Sous mon nombril l’élastique de l’avion était de plus en plus serré, de plus en plus serré et je tenais Jessica et ses jambes étaient autour de moi et j’ai dit :
— N’aye plus peur.
Et elle a dit :
— J’ai plus peur maintenant. Plus du tout, plus du tout. Du tout. Du tout.
Le bruit devenait plus fort et Blacky et le vélo se rapprochaient et je savais qu’ils allaient arriver. L’élastique était de plus en plus serré, aussi, et je pensais que j’allais mourir. J’étais presque mort. Et puis j’ai volé. Je m’ai envolé au-dessus de la maison, et de la rue et de Maxwell, au-dessus de la rue Lauder et de l’école, au-dessus de tout, pour rejoindre Jessica. J’ai vu que j’y étais presque. J’y étais presque. Et puis j’y étais.
Quelqu’un hurlait :
— Oh, mon Dieu, oh mon Dieu !
Les lumières se sont allumées. Elle m’a tiré du lit et elle m’a lancé contre le mur et le sang est sorti de ma figure. J’ai glissé par terre. Tout ce que j’ai vu c’était son sac et elle a agrippé Jessica et j’ai hurlé :
— Ne la touchez pas, ne la touchez pas ! Et je l’ai battue, martelée avec mes poings mais elle m’a encore jeté par terre et je pouvais pas me relever.